“Silent Cellulo”

Génèse d’une méthode de traduction musicale

Par Hervé Birolini

En 2007, sans doute pour renouer avec une partie de mes études, je décide de travailler sur la thématique du cinéma.
À cette époque, les pièces électroacoustiques ou mixtes qui traitent de cinéma et dont j’ai connaissance utilisent des fragments sonores d’œuvres cinématographiques existantes. Elles prennent souvent la forme de collages musicaux très travaillés avec des éclats de dialogues, ou des fragments de sons, des ambiances, mais cela reste d’une certaine manière proche de la pensée cinématographique traditionnelle. De mon côté, je tente une autre approche,  en travaillant sur le cinéma expérimental non narratif. Celui où la matière de l’image et la construction des séquences tentent une forme qui n’existe pas, qui n’a pas forcément de relation avec le réel et se rapproche, en quelque sorte de la musique. J’avais envie de plonger dans ces matières originelles, de ce qui fait cinéma dans sa mécanique. A l’amorce du projet je décide de bannir presque entièrement le dialogue ou la citation signifiante, je conserve quelques ambiances silencieuses qui habitent certaines séquences des premiers films parlants, des éclats de voix. Je ne m’interdis pas d’évoquer, avec d’autres sons, certaines séquences des premiers films muets des frères Lumières qui ont frappé mon imaginaire. J’ai conscience à ce moment qu’avec ce type de contraintes la tâche sera ardue et je me demande ce qu’il va bien pouvoir rester de l’idée de cinéma dans ma pièce. Je crois qu’il me faudra reconstruire cette idée en trouvant une “nouvelle dépendance” à ces éléments (comme disait Robert Bresson en parlant du montage dans Notes sur le cinématographe). Pour commencer, j’enregistre une série de matériaux périphériques au cinéma, ceux qui rendent compte de la mécanique en action : Des projecteurs d’époques et de technologies différentes, des caméras mécaniques à ressorts ou électriques, des bobineuses de films, des sons de pellicules, des actions humaines de chargement de projecteurs, des ambiances de cabines de projections 35 mm (qui existaient encore au Conservatoire Régional de l’Image près de chez moi).
Peu avant, j’avais été bouleversé par « Rythme 21 », un film muet de 1921 de Hans Richter. Cet artiste Allemand avait voulu étendre sa pensée de peintre dans un autre médium, cet art naissant : le cinéma. En ajoutant la dimension temporelle à sa peinture abstraite, il poursuivait sa démarche picturale et « Rythme 21 » réalisé en stop motion allait devenir le premier film abstrait abouti de l’histoire du cinéma. J’étais passionné par le temps et la technique nécessaires à l’élaboration d’un tel film au début du 20ème siècle et j’imaginais les prouesses qu’il avait dû accomplir avec du carton et du papier.

Rythme 21 de Hans Richter / 3′ 04s/ Muet © Centre Pompidou

Pour moi, qui étais à la recherche d’une forme sonore, ces carrés blancs et gris se déplaçant sur un fond noir n’avaient absolument rien de spectaculaire ou de narratif. Pourtant, j’étais profondément touché par ce film, je ne sais pourquoi, j’y voyais se déployer une pensée musicale.

J’apprendrais plus tard que sur les conseils d’un compositeur Hans Richter a étudié les contrepoints dans les préludes de Jean-Sébastien Bach pour envisager de nouvelles méthodes de travail. Il dira :

« Ces études m’aidèrent énormément et me donnèrent l’idée que l’on pouvait faire cela sur une feuille de papier…aussi ai-je utilisé le papier comme un instrument de musique ».

Richter travaillera sur ses rouleaux de papiers peints, qui comportaient déjà tous les attributs du musical en se déployant dans le temps à la manière de partitions, à la manière du cinéma se déroulant comme des bobines de celluloïd. Il avait fabriqué ses outils, faisant passer sa peinture abstraite d’un médium à l’autre, en tirant d’un médium ce qu’il pourrait utiliser dans un autre. Je découvrais ce film sans en connaître l’histoire et je faisais de même, j’y voyais tout écrit comme dans une partition : la matière, les tonalités, les développements, les surprises, les nuances, l’espace, même les imperfections de la pellicule griffée par le temps signifiaient quelque chose… tout prenait sens. Je me disais que je tenais l’un des points clés de ma pièce, un des moments où je pourrais tenter une approche formelle la plus intime avec la matière cinéma, où je ré-interpréterais, je traduirais en sons les éléments visuels du film sans savoir à l’avance ce que cela donnerait.

Je fixe d’abord quelques règles : la nature du son doit être le plus proche de la matière visuelle. Alors je choisis un son de support, celui d’une bande amorce : le vide sonore enregistré sur la piste optique d’un projecteur, souffle analogique dont personne ne veut vraiment, mais un bruit presque blanc que je pourrais travailler, tailler. Puis je me donne comme principes que plus la forme à l’écran sera grise ou sombre plus le son de support, lui, sera filtré, plus celui-là sera blanc moins celui-ci sera filtré, plus la forme sera grande, plus le son sera fort et que la position des sons dans l’espace (à l’origine dans la pièce en son Surround 5.1) respectera la position des formes géométriques sur l’écran.

À ces traductions presque littérales, je rajoute piano et saxophone qui sont les deux instruments frères que j’ai décidés d’utiliser pour ce Hörspiel. Ces deux instruments sont frères car d’abord les deux instrumentistes Bertrand Gauguet et Frédéric Blondy sont deux bons amis, mais frères surtout d’un point de vue musical car le jeu de saxophone de Bertrand possède ce souffle caractéristique qui peut se mêler aux sons de souffle analogique du support de la piste optique, et puis le piano est le premier instrument qui à été naturellement associé au début du cinéma quand il était encore muet. Et aussi, le jeu de piano de Frédéric et ses préparations me permettra d’être proche de la mécanique de projection cinématographique. D’un côté, les sons de supports allaient traduire exactement ce qui se passait sur l’écran, et d’un autre, les instruments allaient tracer des traits autour, créant des appuis, des transitions, des harmonies. Je rajoutais une troisième couche, celle de l’électronique, sans règle précise cette piste étant laissée à ma libre interprétation. Elle fera corps avec les trois autres.

Séquence sonore déduite de “Rythme 21” (Musique Hervé Birolini)

Je comprend à ce moment que la musique pouvait être inscrite par porosité dans d’autres médiums; je prenais conscience que la musique existait ailleurs sur un autre support et avec ses propres règles de fonctionnement, autre que celles que l’on apprend de manière classique dans les conservatoires. Cela m’ouvrait un champ de réflexion et de compositions que j’imaginais vaste. Transcrire d’autres films abstraits, voire d’autres disciplines (muettes) comme la danse, pour en faire musique. C’était le début d’une longue aventure pour moi. Les créations récente comme « Core » (En 2017), et « Exartikulations » (En 2018) sont certainement des prolongements de cette pensée plastique et musicale.
Quand j’écoute cette séquence aujourd’hui, je me rends compte aussi que dans le mixage (dans la hiérarchie des sons), il y a l’idée très forte que le son bruité représente l’image et les instruments représentent la musique, je ne sais d’ailleurs pas si cette intention est perçue par l’auditeur. On retrouve dans ma pièce le même rapport entre les instruments et le son de support (bruité) que celui qui existe entre un son au cinéma et la vraie image qui l’accompagne.

H.B. / Juin 2020

Ici la traduction sonore est collée au film qui a servi de partition

Hörspiel pour saxophone, piano et électronique.
Commande de la Deutschlandradio Kultur Berlin

Pour l’émission de Götz Naleppa Hörspiel / Klangkunst

Première diffusion en avril 2008.

Format : Surround 5.1 et Stéréo

Musique, traitements : Hervé Birolini
Matériaux de Saxophones préparés: Bertrand Gauguet
Matériaux de Piano préparé : Frédéric Blondy

Visuel : Arnaud Hussenot (Librement inspiré de Hans Richter)

“Rythme 21” / Hans Richter
Photogramme 35 mm © Centre Pompidou
« Je me mis à filmer des suites de rectangles et de carrés de papier de toutes grandeurs, allant du gris foncé au blanc. Le rectangle et le carré me fournissaient une forme simple, un élément dont je pouvais sans peine contrôler le rapport avec le rectangle de l’écran. Je fis alors s’agrandir et disparaître mes rectangles et mes carrés de papier, je les fis bouger par saccades ou par glissements, non sans calculer les temps avec soin, et selon des rythmes déterminés. Partant de là, il ne paraissait pas trop difficile de mettre chacun de ces mouvements en relation avec les autres, aussi bien du point du vue du temps que de la forme. Je suis encore aujourd’hui persuadé que le rythme, c’est-à-dire l’articulation d’unités de temps, constitue la sensation par excellence que toute expression du mouvement dans l’art du cinéma peut procurer. »
Hans Richter
“Rythme 21” / Hans Richter
Photogramme 35 mm © Centre Pompidou

« Avec le film, nous nous confrontions non seulement à l’orchestration de la forme mais aussi à ses relations au temps. L’unique image disparaissait dans un flot d’images qui ne se justifiait que s’il aidait à l’expression d’un nouvel élément : le temps. […]  On pouvait aisément diviser et « orchestrer » le simple carré de l’écran de cinéma. Ces divisions ou parties pouvaient alors être orchestrées dans le temps en prenant le rectangle de la « toile-film » d’une manière formelle et temporelle. En d’autres termes, je continuais avec l’écran ce que j’avais fait depuis des années avec la toile. Ce faisant, je trouvais une nouvelle sensation : le rythme qui est, je le pense toujours, la sensation maître de toute expression de mouvement… »

(Hans Richter Extrait de Magazine of Art,1952)